mercredi 15 juillet 2015

Le cheval de Troîka


Long, très long, trop long .... C'était cool, c'est vrai, mais un peu trop long. Au départ c'était génial, c'est sûr et surtout inattendu. Méga surprise, même. A peine la bagarre s'est tassée on s'est trouvés sur le plus rapide des bateaux à naviguer au hasard des humeurs des dieux, surtout ceux de Poseïdon, à se trimballer d'une aventure à l'autre. On va dire see, sex and sun quoi. Et du vent. Du bon vent. Enfin pas tout le temps, des fois le vent devenait violant mais on s'en sortait. Vrai, on a eu quelques pertes, quelques côtes cassées mais, on ne peut pas passer des années à voyager, et quelles putain de voyage de rêve sans laisser deux, trois copains au bord de la route, la route maritime, bien évidement. Mais la majorité de l'équipe rentre, fatiguée ma&is saine et sauve et c'est le principal. On rentre chez nous finalement ! On n'est plus loin. Nan. C'est qu'on était près, même.
Le boss a une fâcheuse tendance à laisser traîner ses larges épaules devant moi ou bien, c'est moi, son second qui lui colle tout le temps au dos, en tous les cas, en ce moment j'étais encore à rien voir derrière lui. Lui oui, il la voyait. Il paraît que c'était la bonne, la nôtre, cette fois. Nous sommes enfin chez nous. Impressionné par l'importance du moment je tremblotai et pire encore je me sentis faible. Je croyais avoir oublié ce mot. Vomir. Et puis non, voilà qu'après vingt ans de croisière avec des potes entre les Cyclades et autres îles connus et inconnus il me revint une envie à gerber , et à rendre tout ce que j'ai retenu pendant ce temps fou qui est resté derrière nous.
- Arrête-le ! Je vais...
- Arrête-la, arrête la barque! Je vais... et puis non, qu'est-ce que je raconte, oublie, oublie, je peux gerber par-dessus le bord à bâbord, à tribord au, ya du choix ...
Il ne m'entendit même pas, Heureusement
- On y est, regarde, regardez les gars ... elle est la plus belle ... ya pas de photo c'est la plus belle !
- C'est quoi photo ?
- Sais pas mais c'est fort comme expression, non ? Qu'est-ce que t'en dis ?
- Ouais.
- C'est tout ?
- Tu veux quoi, au juste : que je m'extasie ? Photo ? Allez, c'est pas mauvais mais sans plus.
- Non, putain. Bien sûr que non. Je te parle de ce qui est devant nous, notre île ! Eh, les gars on est chez nous, définitivement on est les meilleurs !
Les cris, individuels au départ se réunirent dans un seul hurlement assourdissant, si fort que l'on n'entendit même aucun bruit au moment où les gamelles en fonte jetées en l'air touchèrent le pont en retombant.
Le regards d'un sanglier halluciné les gars se précipitèrent tous vers la proue pour la voir finalement. Elle était là à peine à cinq minutes de nage devant nous. Tout le monde plongea dans la mer. Quelqu'un cria : larguez les amarres, mais ce qui fut largué ce fut l'idée même de larguer quoi que ce soit et de nager vers la plage couverte de sable jaune comme de l'or, le sable d'Ithaque. Quand les garçons sentirent le fond sablé il se mirent à marcher poussant de l'eau à côté, à gauche et à droite avec une frénésie époustouflante. Les premiers sortis de la mer se jetaient sur la plage et pleuraient et riaient en même temps allongés, épuisés et heureux. Le patron, son chien Argos et moi nous étions les derniers. Argos se mit à renifler autour de lui et puis le long de la plage en s'aventurant un peu dans la partie boisée derrière la rive.
Il sent, il sait que nous sommes chez nous. Mais ce que le petit chien ne savait pas c'était qu'il y avait d'autres clébards dans les parages. Heureusement qu'il avait gardé sa vélocité malgré le long séjour sur un bateau. Nous le vîmes courir vers nous chassé par deux gros chiens noirs. Le patron le prit dans ses bras mais ce n'était pas ce qui arrêta les deux autres. Ceux qui essayaient de les calmer se retrouvèrent par terre. Ils avaient la force d'une ourse ces chiens-là. Tout d'un coup ils se tournèrent et partirent en courant vers deux hommes qui les sifflaient et qui se rapprochaient de nous. On avait été absent longtemps oui, c'est incontestable, on revient sans prévenir, c'est pas faux non plus mais c'est à nous ce putain de bout de terre que les dieux ont fait émerger de la mer pour nous le confier. Que ces étrangers se soient égarés avec leur barque et qu'on les retrouve sur notre île ça passe encore mais qu'ils laissent leur tueurs noirs nous attaquer, trop c'est trop. Le capitaine posa Argos par terre et partit à leur rencontre. Ils s'arrêtèrent devant nous et nous regardaient avec pas mal de dégoût et avec beaucoup d'autorité.
–Qui êtes-vous ?
La voix d'Ulysse, la voix du roi légitime ne les impressionna pas plus que les aboiements d'Argos n'avaient effrayé les deux bêtes.
– Wer seid ihr ? Hier ist ein privat Bezitz !
- Pas possible ! Mais c'est des Francs ! Ce sont des Germains ! Ils demandent qui nous sommes.
C'était Ritalix, le seul Romain parmi nous qui les comprit, il avait beaucoup voyagé et pouvait comprendre les peuples du nord. Ceux du sud aussi mais ceci n'avait pas d'importance dans notre situation où on n'avait que ces deux rouquins devants nous.
– Ah bon, alors voilà, moi aussi je vais être franc. Qu'ils dégagent leurs gros ventres hors de mon île. Est-ce que je vais moi avec Argos squatter les bords du Rhin ?
Ritalix traduit et eux ils restaient sans bouger. Nous étions, tout de même une petite armée et nous pensions les chasser en avançant d'un pas vers eux. Sauf que ces types n'avaient pas franchement le profil à avoir peur. Ils ne reculèrent même pas d'un pied. Ils sifflèrent et quelques instants plus tard nous vîmes arriver des hommes, presque les mêmes que les deux autres, tous plutôt blonds, la plupart plutôt gros, plutôt bien armés.
Ils nous entourèrent et le plus âgé d'entre eux expliqua quelque chose aux siens à mi-voix et puis il nous parla à nous. Il parlait notre langue même s'il prononçait les mots bizarrement. Avec un accent franc, quoi.
– Respecté Ulysse et les autres valeureux marins, nous vous souhaitons la bienvenue sur l'île d'Ithaque.
Il se lança dans un long discours. Les mecs, je veux dire nous, les Grecs, déjà fatigués commencèrent à s'assoir l'un après l'autre abasourdis par ce que ce putain d'orateur à l'accent nous servait. Bref : pendant que nous nous bagarrions avec ce malabar Polyphème et pendant que nous étions mille fois mis en danger par des méchants ou par des tempêtes terribles sur des mers connues et inconnues il se trouve que les rois restés douillettement chez eux ont dilapidé tout l'or et tout le pognon et pour s'en sortir ils ont vendu des trucs, des trucs différents, comme par exemple notre île Ithaque. .
- Et Penelope ? Et mon fils Télémaque ?
- Penelopeu, répondit le vieux Franc menteur, elle est la cuisinière en chef d'Itakahof, une maison de repos et de vacances. Et Le jeune Télémaque est le guide touristique. Le tourisme est le nom donné à la traditionnelle hospitalité locale mis au service commerciale.
.
Militairement nous ne pouvions pas nous y opposer. Fatigués, abattus par cette nouvelle, moins nombreux nous ne pouvions que rejoindre notre bateau.
Ulysse est le plus malin de tous, il va trouver une parade, pensais-je. Je ne m'étais pas trompé. Vers minuit il vint vers moi, je ne dormais pas. Personne ne dormait. Il me dit
– Te souviens-tu de l'histoire de cette fille que Zeus vit un jour se promener au bord de la mer.
- Oui, oui, il tomba follement amoureux d'elle, prit la forme d'un taureau..
Je vois que tu sais. Avec elle il est parti et ils se sont unis et ils ont eu trois enfants ... Ses trois frères la cherchèrent partout et ils amenèrent un peu partout le savoir et la culture phénicien et de plus loin. Cette fille s'appelait Europe. Allons la chercher allons la rappeler la nuit où elle traversa la mer sur le dos de ce taureau qui était Zeus, allons lui dire que nous pensons que cette mer et les cailloux dans cette mer, les îles ne peuvent pas être vendus, qu'elle doit les défendre et que nous sommes avec elle et que nous nous battrons pour elle, même avec une révolution s'il le faut ..
- C'est quoi ‘'révolution''
- Sais pas mais c'est fort comme expression, non ?
- Oui, oh oui putain !

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